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“Délivrez l’exploité des mains de l’oppresseur” (Jr. 22:3) Le message du Synode des évêques de l’Église gréco-catholique en Ukraine sur la guerre et la paix juste

March 9, 2024, 03:47 59

“Délivrez l’exploité des mains de l’oppresseur” (Jr. 22:3) Le message du Synode des évêques de l’Église gréco-catholique en Ukraine sur la guerre et la paix juste
A Ukrainian flag flies between houses destroyed by shelling in the Ukrainian town of Borodyanka, photo credit: Sergey Supinsky / AFP через Getty Images

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“DÉLIVREZ L’EXPLOITÉ DES MAINS DE L’OPPRESSEUR” (Jr. 22:3)

Le message du Synode des évêques de l’Église gréco-catholique en Ukraine
sur la guerre et la paix juste dans le contexte des nouvelles idéologies

Son salut est proche de ceux qui le craignent,
et la gloire habitera notre terre.
(Psaume 84, 10).
Chers frères et soeurs en Christ!

Introduction

1. Depuis dix ans, nous vivons en temps de guerre, et depuis deux ans, l’Ukraine est plongée dans les flammes d’une guerre libératrice d’une attaque à grande échelle de l’agresseur russe. Le temps de guerre est extrêmement douloureux et brutal causant d’innombrables blessures à chaque personne et à la société tout entière. Chaque jour, nous recevons des nouvelles tragiques sur la mort d’Ukrainiens; beaucoup ont déjà perdu leur famille et leurs amis. Nous sommes témoins de la destruction de ce qui nous est le plus précieux — notre Patrie, notre bien-être familial, notre bonheur, nos rêves. Dans de telles circonstances, il est tout à fait compréhensible qu’une personne soit encline à céder à ses émotions: sombrer dans le désespoir et la désespérance ou laisser la haine prévaloir dans son âme. Ces sentiments, le désespoir et la haine, nous asservissent et affectent notre dignité qui nous a été donnée par le Créateur. Les sentiments de nombreux Ukrainiens sont bien exprimés dans les paroles du psalmiste David: “De toute mon âme, je tremble. Et toi, Seigneur, que fais-tu?” (Ps 6, 4); “Combien de temps mon ennemi sera-t-il le plus fort? Regarde, réponds-moi, Seigneur mon Dieu! (Ps 12, 3–4). En même temps, une partie de la société est indifférente: certaines personnes touchées par la guerre, peut-être moins que beaucoup d’autres, essaient de l’ignorer, comme pour l’oublier. Cette position peut dissimuler à la fois un mécanisme psychologique d’auto-défense et une maladie morale d’indifférence.

2. Avant tout, nous devons tous prendre conscience qu’obtenir la victoire dans la lutte contre l’ennemi aussi insidieux exige de l’endurance. Elle n’a rien à voir avec l’indifférence ou le détachement de ce qui fait vivre le pays et le peuple. Au contraire, l’endurance est toujours liée à l’activité, à l’amour sacrificiel prêt à servir pendant une période prolongée: “L’endurance doit s’accompagner d’une action parfaite “(Jc. 1, 4). Une explosion des émotions ou de l’enthousiasme à court terme ne peut pas surmonter une longue distance qui exige des efforts épuisants. Il n’est pas étonnant que le métropolite Andreï Sheptytski exhortait les jeunes: ‘Ce n’est pas par des éclats d’une minute, mais par un effort incessant et des sacrifices constants, même jusqu’au sang et à la mort de nombreuses générations, qu’une nation progresse’ [1]. C’est ce qu’ont bien compris nos défenseurs, qui tiennent la garde face à l’agresseur pendant de longues semaines et mois. C’est pourquoi nous appelons tous à la résilience et à l’action active de l’amour. Avec ce message nous aspirons à présenter certains fondements et principes moraux sur lesquels construire la paix durable et juste dans notre Patrie.

3. Une compréhension claire des principes moraux et spirituels qui guident nos actions pendant la guerre, et sur lesquels nous construirons notre avenir après sa fin, ainsi que l’atteinte d’une paix juste, est essentielle. Cela est nécessaire pour que nos efforts persistants constituent un mouvement résolu vers la victoire désirée. Le christianisme en général et l’enseignement social de l’Église Catholique en particulier ont une longue tradition de réflexion théologique et philosophique sur la paix et la guerre. Elle s’applique aux circonstances actuelles de notre pays. Notre objectif est donc de partager avec la société ukrainienne et toutes les personnes de bonne volonté une partie pertinente de ces trésors.

4. La guerre de la Russie contre Ukraine pose de nouveaux défis et problèmes à la tradition chrétienne pluriséculaire de compréhension de la paix et de la guerre. Sur la scène internationale nous constatons le soutien à notre pays. Mais en même temps nous sommes confrontés au manque de compréhension de toute la profondeur et de la gravité des événements, ainsi qu’à l’espoir d’une résolution facile du conflit. Parfois nous entendons des appels à la paix trop hâtifs qui, malheureusement ne sont pas toujours associés à une véritable demande de justice. “Ils traitent à la légère la blessure de mon peuple, en disant: “Paix! La paix! “alors qu’il n’y a pas de paix “, rappelle le prophète Jérémie à notre conscience (Jr 6,14). Par conséquent l’enseignement chrétien sur la paix et la guerre doit être examiné dans le contexte de l’expérience ukrainienne contemporaine afin qu’il porte les fruits souhaités et éclaire nos aspirations et efforts avec la vérité évangélique. Ce message vise, d’une part, à aider notre peuple à devenir plus sage et plus fort, enrichi par l’ancienne réflexion chrétienne sur la paix et la guerre. D’autre part, il cherche à promouvoir une meilleure compréhension par la communauté internationale de défis actuels et des Ukrainiens sur la carte spirituelle du monde d’aujourd’hui.

1. Causes et origines de la guerre russe contre l’Ukraine aujourd’hui

5. Il est impossible de comprendre les raisons de la guerre russe contre l’Ukraine et de trouver les moyens spirituels pour la victoire et une juste paix sans comprendre le contexte plus large des événements contemporains. Cela implique une prise de conscience des principes fondamentaux de la justice sociale tant dans les relations sociales au sein de chaque État de droit que dans les relations internationales ainsi que des fondamentaux de droit. Les racines de ce qui se passe aujourd’hui remontent au moins au siècle dernier, voire beaucoup plus loin. Le XXème siècle a témoigné de l’émergence en Europe, principalement en Allemagne et en Russie, de régimes totalitaires, qui ont été à l’origine de guerres effroyables et de nombreux crimes contre l’humanité. La principale caractéristique du totalitarisme c’est le mépris de la liberté et de la dignité humaine. En ce sens, les régimes totalitaires sont des formes de gouvernance qui, dans la tradition intellectuelle chrétienne ont été qualifiées de tyrannies [2]. Les tyrans ainsi que la lutte pour la liberté contre eux sont connus depuis les temps le plus anciens de l’histoire humaine. Mais dans le vingtième siècle, les tyrannies totalitaires ont atteint des proportions sans précédents. Tout d’abord, dans la lutte contre la liberté, le totalitarisme a utilisé des moyens techniques modernes, qui n’existaient pas dans le passé (radio, cinéma, armes modernes, moyens d’assassinat systématique de masses, comme les chambres à gaz, etc). Ces moyens ont assuré un contrôle total sur les citoyens et ont conduit à un nombre de victimes sans précédent, atteignant des dizaines de millions de victimes. Ensuite le totalitarisme a commencé à surveiller non seulement le comportement social des individus, mais aussi leur vie privée. Cela le distingue d’une autre forme de tyrannie, l’autoritarisme. Ce dernier laisse néanmoins un certain espace personnel à condition de montrer une loyauté extérieure. En revanche, les dirigeants totalitaires cherchent à asservir l’âme, à prendre complètement possession de la personnalité humaine. Le sujet d’un État totalitaire doit adorer ses bourreaux. Le totalitarisme a une nature pseudo-religieuse. Les tyrans du XXème siècle détruisaient ou opprimaient l’Église, car ils étaient en concurrence avec la religion et voulaient substituer leurs propres idéologies.aux valeurs spirituelles des religions traditionnelles.

6. A l’issue de la Deuxième guerre mondiale, un des deux principaux monstres totalitaires du XXème siècle, l’Allemagne national-socialiste a été vaincu. L’idéologie totalitaire nazie et ses crimes ont été jugés à Nuremberg. Au cours des décennies suivantes l’Allemagne de l’Ouest a connu un processus difficile et douloureux et est devenu un État démocratique. En revanche, le deuxième monstre totalitaire, l’Union Soviétique, avec la Russie communiste en son sein, non seulement n’a pas été détruit, mais s’est présenté au monde en tant qu’un des vainqueurs de la guerre, prétendant être le principal libérateur du nazisme. C’est pourquoi l’un des quatre juges du tribunal de Nuremberg était un représentant de l’Union Soviétique, bien que les crimes des dirigeants communistes n’aient pas été moindres voire même plus graves que ceux des leaders de l’Allemagne nazie. Cependant, l’Ecclésiaste nous en avertit: “Lorsque la sanction d’un méfait n’est pas immédiatement exécutée, l’envie de faire le mal monte au cœur des fils d’Adam “. (Qo 8,11). Ainsi, après 1945, l’URSS a même étendu sa sphère d’influence géographique, assujettissant notamment les pays d’Europe centrale et occidentale. Elle a créé des régimes satellites et formé le bloc oriental des États communistes opposé aux pays du monde libre. Il a fallu plus de quarante ans de ‘guerre froide’ pour que l’Union soviétique communiste et athée atteigne un déclin total sur les plans idéologique, économique et social, et finisse par cesser d’exister.

7. L’effondrement de l’URSS en 1991 a libéré les pays d’Europe centrale et orientale, qui faisaient partie du bloc communiste. Il a également offert la possibilité de liberté et d’une vie digne aux peuples des républiques socialistes au sein de l’Union Soviétique. Parmi ces peuples se trouvaient les Ukrainiens, qui ont enfin réalisé leur rêve d’indépendance et la création de leur propre État national après des siècles. Il est important de rappeler que notre Église, pénalement interdite par les dirigeants communistes après la Seconde Guerre mondiale, persécutée et clandestine tout au long de la période soviétique, est devenue l’un des principaux moteurs du changement en Ukraine. La lutte pour la légalisation de l’Église gréco-catholique ukrainienne dans les années 1989–1991 a largement contribué à la destruction de l’empire soviétique athée. Après l’indépendance, les fidèles de notre Église ont cherché à soutenir spirituellement la nouvelle nation et ont été des partisans cohérents de sa renonciation au passé communiste totalitaire. Le chemin vers la liberté véritable et la délivrance de l’héritage négatif du XXème siècle se sont avérés longs et difficiles pour notre pays. Toutefois, nous constatons sur ce chemin de bonnes réalisations, notamment le développement d’une société civile forte en Ukraine, comme en témoignent la Révolution orange de 2004, la Révolution de la dignité de 2013–2014, et la lutte héroïque actuelle contre l’agression russe. L’Église gréco-catholique ukrainienne fait partie intégrante de la société civile et ne peut donc pas rester à l’écart de ses aspirations légitimes à avoir un contrôle approprié sur le gouvernement, à construire une démocratie honnête, et à défendre la primauté du droit et de la dignité humaine.

8. La grande erreur du monde libre après la chute du bloc communiste a été que les pays démocratiques n’ont pas exigé de la Russie post-soviétique, reconnue comme l’héritière légale de l’Union soviétique, une condamnation complète des crimes de la période communiste. De plus, les démocraties n’ont pas contraint les nouveaux dirigeants russes à assurer la décommunisation, l’exorcisme et la purification de leur État des conséquences du totalitarisme. Rien de semblable à ce qui s’est passé en Allemagne après la deuxième guerre mondiale n’a été fait en Russie. La pensée mondiale s’est axée sur l’économie plutôt que sur les valeurs spirituelles. De nombreuses personnes dans le monde pensaient que le processus de démocratisation en Russie se déroulerait de manière naturelle avec le développement de l’entreprenariat privé, le renforcement des leviers économiques et le commerce avec les pays du monde libre. Les démocraties mondiales espéraient que l’approfondissement des liens économiques avec la Russie favoriserait l’établissement de la confiance et d’une paix durable. Ces attentes se sont révélées vaines car le Kremlin a exploité la situation pour accumuler des ressources en vue d’une nouvelle guerre. Le monde démocratique, peut-être sans en prendre conscience, a appris à utiliser des normes doubles dans ses relations avec la Russie, ce qui contredit clairement l’enseignement chrétien qui commande: “Que votre amour soit sans hypocrisie. Fuyez le mal avec horreur, attachez-vous au bien “(Rm 12,9). En effet, la Bible contient souvent des avertissements sur le danger de sous-estimer la puissance du mal et d’espérer naïvement que le mal disparaîtra de lui-même: “Soyez sobres, veillez: votre adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer “((1 P 5,8; Ep 5:11; 2 Tm 4,3–4). Cependant, ces avertissements n’ont pas été pris en compte, et non seulement le totalitarisme soviétique a échappé à son propre ‘Nuremberg’, mais la communauté mondiale n’a pas développé de mécanismes pour détecter rapidement les dangers et réagir à une possible répétition des tragédies du XXe siècle. Tout cela a eu des conséquences fatales: aujourd’hui, nous sommes confrontés à une tentative de restauration du totalitarisme agressif et militariste en Russie sous sa nouvelle forme hybride ou postmoderne.

9. La nouvelle tyrannie russe du XXIe siècle ressemble aux totalitarismes du XXe siècle, en ce sens qu’elle est un ennemi impitoyable de la liberté et de la dignité humaine. Tout comme les régimes totalitaires du passé récent, elle utilise les moyens techniques les plus récents et cherche à asservir non seulement les corps, mais aussi les âmes. La tyrannie russe moderne peut sembler, à première vue, moins brutale et totalitaire que les totalitarismes communiste et national-socialiste. En réalité, elle transforme les caractéristiques totalitaires du passé en formes beaucoup plus insidieuses, et donc encore plus dangereuses, que l’on pourrait qualifier d’hybrides. La première caractéristique de cette nouvelle tyrannie russe réside dans le fait qu’elle n’a pas besoin d’une idéologie telle qu’elle était propre au communisme et au national-socialisme. Elle ne possède pas son propre “saint texte”, c’est-à-dire un corpus de textes “canoniques” des dirigeants et idéologues exposant une théorie plus ou moins cohérente de l’avenir afin d’atteindre un “grand objectif “utopique. Cette idéologie, bien qu’erronée et laide, voulait tout de même posséder son propre “code moral “et utilisait la phraséologie de la justice sociale. En revanche, le totalitarisme russe moderne ne prétend pas avoir de contenu positif ni de théorie cohérente. Il s’agit de la propagande du nihilisme dans ses formes les plus dégradantes, et son objectif est la dépravation morale de l’homme, sa déshumanisation afin de le transformer en un instrument indifférent aux valeurs morales, prêt à être utilisé pour des crimes contre l’humanité. Il cherche à miner la croyance en toute norme morale et tente ses sujets par la possibilité de commettre des actes de violence en toute impunité. Affirmant que le monde entier est guidé uniquement par la force brutale, la tromperie et la considération de son propre intérêt, cette tyrannie propage diverses théories conspirationnistes sur un complot mondial contre la Russie, justifiant ainsi tous les crimes du pouvoir russe contre d’autres nations. Par son culte du chef, son militarisme, son corporatisme, sa propagande ouverte de la violence brutale et son insistance sur sa propre supériorité nationale et raciale, la tyrannie moscovite moderne a beaucoup en commun avec le fascisme du siècle dernier. Il n’est donc pas surprenant que le terme approprié de ‘rashisme’ ait été trouvé pour la décrire.

10. La deuxième caractéristique du totalitarisme hybride russe moderne est le niveau qualitativement plus élevé des outils techniques. Les outils utilisés par les tyrans du XXe siècle ont radicalement évolué au cours des dernières décennies; la culture et la technologie sont montées d’un cran. Le rachisme moscovite actuel utilise efficacement les avancées des technologies de l’information, notamment les réseaux sociaux. La révolution numérique (technologique) aide dans une certaine mesure la propagande russe à créer une réalité virtuelle radicalement différente de la réalité, voire déformée. Dans ses actions pratiques, la production de faux et la promotion de la post-vérité, la propagande russe contemporaine bénéficie de certaines des tendances les plus radicales du postmodernisme philosophique de la fin du siècle dernier. Ce mouvement niait l’existence d’une vérité objective pouvant être vérifiée et affirmait qu’il n’y avait pas de principes moraux et juridiques naturels. C’est pourquoi on peut qualifier la tyrannie russe moderne non seulement de totalitarisme hybride, mais aussi de totalitarisme postmoderne.

11. Lorsqu’il s’agit de l’Ukraine, toutes ces caractéristiques du totalitarisme hybride se superposent à un autre facteur extrêmement important: l’héritage colonisateur de la Russie impériale et tsariste. La majeure partie du territoire où vivaient les Ukrainiens a été conquise et soumise par la Moscovie, une entité étatique qui a adopté le nom d’”Empire russe”, entre la seconde moitié du XVIIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle. Depuis lors, le pouvoir russe a interdit et réprimé la culture, la langue, l’Église et la conscience ukrainiennes, affirmant que les Ukrainiens sont simplement une partie inférieure, mineure et subordonnée du peuple russe. Comme le soulignent de nombreux discours et déclarations publiques des dirigeants russes de haut niveau et des propagandistes contemporains, cette idéologie impériale traditionnelle de Moscou a aujourd’hui acquis un caractère militant radical, appelant à la destruction totale de l’État ukrainien et de l’identité ukrainienne en tant que telle. La guerre menée par la Russie contre l’Ukraine a toutes les caractéristiques d’une guerre néocoloniale sur le continent européen avec des signes évidents de génocide. La destruction de l’ukrainien est devenue un programme politique des autorités russes, une obsession soutenue par une vaste partie des citoyens de l’État agresseur, ce qui témoigne de l’état malsain de la société russe. C’est pourquoi les appels à un compromis avec la Russie, que l’Ukraine entend parfois de la part de certaines personnalités de la communauté internationale, voire de représentants du milieu religieux, n’ont pas de fondements réels et démontrent une méconnaissance de la situation dans laquelle se trouvent les Ukrainiens. Le problème n’est pas seulement que ces appels sont immoraux, car ils ignorent les principes du respect de la dignité humaine et d’une paix juste, mais aussi qu’ils sont tout simplement irréalistes: un compromis ne peut être atteint si l’une des parties nie l’existence même de l’autre. La Russie ne laisse à l’Ukraine d’autre choix que la légitime défense militaire. Cette guerre est une lutte nationale de la nation civile ukrainienne pour le droit à son existence propre et à son avenir, pour l’indépendance, la liberté et la dignité de nos citoyens.

II. Du “Monde russe” au “Rachisme” — la voie de la dégradation de l’État agresseur

12. D’après ce qui a été dit sur le totalitarisme hybride russe moderne, il en ressort également son attitude caractéristique envers la religion et l’Église. L’orthodoxie, dans sa forme moscovite, est aujourd’hui utilisée en Russie pour remplir le vide idéologique causé par la chute du communisme, considérant la religion comme un moyen de renforcer le pouvoir de l’État et la transformant en un instrument politique. Dans ce contexte, les symboles de la période communiste se mêlent étrangement aux paradigmes mentaux de l’Empire tsariste. L’Église orthodoxe russe a une longue, on pourrait dire millénaire, tradition de service envers le pouvoir russe sous différentes formes historiques, parfois contradictoires, allant des époques orthodoxes du Royaume de Moscou et de l’Empire russe à l’Union soviétique athée et communiste. Dans toutes ces entités étatiques, les dirigeants de l’Église orthodoxe russe ont cherché à faire alliance avec les autorités politiques et à profiter d’une position privilégiée. Il n’est donc pas surprenant que le patriarche de Moscou ait soutenu et béni la guerre criminelle de la Russie contre le peuple ukrainien. De telles actions s’inscrivent dans la tradition moscovite du service idéologique de l’Église aux autorités et de sa servilité à l’égard des détenteurs du pouvoir. Malheureusement, cette ancienne tradition impériale, combinée au totalitarisme post-communiste moderne, a conduit les dirigeants du patriarcat de Moscou à commettre un véritable crime: la propagande de guerre. C’est précisément ces autorités ecclésiastiques qui ont engendré une nouvelle idéologie génocidaire, aujourd’hui connue sous le nom de “russkiy mir” ou “monde russe “, et ont volontairement offert leurs services au pouvoir criminel en le bénissant. Nous observons cette profonde chute morale du patriarche de Moscou et de ses partisans religieux avec une grande douleur, car elle compromet le christianisme en général et mine la confiance de nos contemporains envers l’Église et tous ceux qui se servent du nom de Christ. Ainsi, aujourd’hui, la nécessité pressante pour chacun est de “examiner les esprits “(cf. 1 Jn 4,1) afin de pouvoir discerner l’idéologie politique cachée derrière la rhétorique pseudo-chrétienne de la véritable foi en Christ.

13. Pendant de nombreuses années, la société ukrainienne a tenté d’informer la communauté internationale sur l’émergence en Russie d’une nouvelle idéologie agressive, mêlant ressentiment, nationalisme et un messianisme pseudo-religieux. Cependant, pendant toute la période qui a précédé la guerre, personne ne nous entendait. Cette idéologie, que les autorités russes appelaient le “monde russe”, s’est imposée en Russie comme l’officielle et la seule correcte, et le rôle du patriarcat de Moscou dans la création et la promotion de cette idéologie est aujourd’hui bien connue et incontestée. C’est l’Église orthodoxe russe qui a donné à l’idéologie du “monde russe” un esprit quasi religieux, en présentant la Russie comme le dernier bastion du christianisme sur terre qui résiste aux forces du mal. Parallèlement, l’Église orthodoxe russe accorde un statut presque sacré à la plus mortelle des armes sur terre, l’arme nucléaire.

14. La doctrine quasi religieuse du “monde russe” a fourni une justification idéologique à l’agression russe à grande échelle contre l’Ukraine. Cette agression a fait remonter à la surface toute une série de questions qui auraient dû être laissées dans le passé. Par exemple, il semblerait que les tentatives d’idéologisation du christianisme, lorsqu’il était identifié à un pays, une nation ou des nations particulières avec leurs ambitions et leurs objectifs politiques, appartiennent depuis longtemps à l’histoire, car une telle instrumentalisation contredit l’essence même du christianisme. Cependant, le monde entier est maintenant témoin de l’utilisation la plus brutale par la Russie de symboles chrétiens et d’images évangéliques pour justifier le mépris envers l’ordre international, l’agression contre un État souverain et des meurtres de masse. Le prophète Jérémie parlait de cette tromperie en disant: “Avec le mensonge, ils arment leur langue comme un arc; par la déloyauté, ils sont devenus forts dans le pays” (Jr 9,2).

15. Il est important pour les chrétiens du monde entier que la doctrine du “monde russe” ait été condamnée par de nombreux représentants de la communauté orthodoxe elle-même. En particulier, un groupe de près de 350théologiens orthodoxes l’a qualifiée d’hérésie et de “enseignement ignoble et indéfendable” [3]. Selon ces théologiens, la base idéologique du “monde russe “repose sur une fausse doctrine d’ethnophylétisme. Ils dénoncent également tous ceux qui soutiennent le césaropapisme, remplaçant une obéissance totale au Christ crucifié et ressuscité par une obéissance à tout leader revêtu de pouvoirs gouvernementaux et prétendant au titre d’Oint de Dieu, quel que soit le titre sous lequel il est connu: ‘césar’, ‘empereur’, ‘roi’ ou ‘président’. Et, comme le résument ces théologiens, ‘si nous tenons ces faux principes pour valides, alors l’Église orthodoxe cesse d’être l’Église de l’Évangile de Jésus-Christ, des Apôtres, du Credo de Nicée-Constantinople, des Conciles œcuméniques et des Pères de l’Église. L’unité devient intrinsèquement impossible’ [4].

16. Dans la Déclaration des Églises chrétiennes d’Ukraine condamnant l’idéologie agressive du “monde russe”, il est noté que “le patriarche du Patriarcat de Moscou, Cyrille Gundiaev, et l’Église orthodoxe russe demeurent parmi les principaux créateurs et propagandistes de l’idéologie du ‘monde russe’, qui suppose l’exceptionnalité de la ‘civilisation russe’ et sa séparation et sa confrontation hostile par rapport aux autres. Cependant, une telle position, exclure ou isoler les autres sur la base de l’appartenance ethnique ou culturelle — ne correspond pas aux fondements de la foi chrétienne en tant que telle. Le renforcement de l’hostilité et la conduite de la guerre sur la base de l’idéologie du ‘monde russe ‘violent les principes chrétiens et contreviennent aux normes spirituelles que l’Église est censée incarner. Cette idéologie constitue aujourd’hui un défi pour la prédication de l’Évangile dans le monde moderne et détruit la crédibilité du témoignage chrétien, quelle que soit la confession” [5].

17. Finalement, cette doctrine quasi chrétienne s’est dégradée en une véritable idéologie du rashisme avec son culte du chef et des morts, un passé mythifié, le corporatisme inhérent au fascisme, la censure totale, les théories de la conspiration, la propagande centralisée et une guerre pour détruire une autre nation. Le rashisme semble combiner toutes les constructions idéologiques antérieures, de la Moscovie avec ses idées messianiques de “Sainte Russie” et de “Troisième Rome” à l’URSS avec son impérialisme agressif et son désir de domination mondiale.

18. Une telle dégradation de la nature chrétienne de l’Église orthodoxe russe a révélé de graves faiblesses dans le dialogue œcuménique jusqu’à présent. Les participants, malgré leur bonne volonté et leurs intentions, sont restés sourds aux avertissements selon lesquels le patriarcat de Moscou, tout comme à l’époque de l’URSS, n’utilisait ce dialogue que comme un instrument. Finalement, nous avons atteint une limite où cette instrumentalisation est devenue évidente, et la formule quasi-idéologique “dialogue à tout prix “est devenue contradictoire avec le principe évangélique du “dialogue dans la vérité “.

19. À cela s’ajoute le constat que la pratique européenne de la ‘realpolitik’ ne s’est pas non plus justifiée, parfois se transformant en complaisance envers les puissants du monde. Cela était considéré comme une approche intelligente qui prend en compte les réalités de la vie. Cependant, une telle position témoigne plutôt d’une résignation et d’un aveu supposé de l’incapacité de l’Évangile à éclairer les détours de la vie humaine, là où la ‘la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, l’arrogance de la richesse’ nous mènent (1 Jn 2, 16). Aujourd’hui, le monde a besoin de la voix prophétique de l’Église, qui parle le langage de la justice, se tient du côté de l’opprimé et condamne l’oppresseur.

20. L’incapacité du monde chrétien à trouver des solutions spirituelles et idéologiques adéquates à ces défis posés par la Russie est en partie due au fait que les postulats chrétiens actuels ont également subi une certaine idéologisation au sein de la communauté mondiale. La fidélité évangélique à la vérité, qui dans une situation de confrontation brutale avec le mal se transforme en glaive du Christ (cf. Mt 10, 34), a cédé la place à l’idéologie de la politesse politique, créant l’illusion de la possibilité d’apaiser le mal. La conclusion correcte selon laquelle la vérité absolue réside seulement en Dieu s’est transformée en un piège de relativisme éthique, légitimant même un mensonge délibérément construit. C’est pourquoi une réflexion critique des chrétiens sur leurs conceptions antérieures est si importante, afin de retrouver la vérité au milieu des pièges des idéologies contemporaines et de restaurer leur capacité à ‘écouter Sa voix’ (Jn 18, 37).

21. Les défis actuels posés par la doctrine du ‘monde russe’ et l’évolution vers le relativisme apportent une grande confusion spirituelle et idéologique à la communauté humaine, faisant perdre à de nombreuses personnes et même à certains gouvernements la capacité de distinguer entre la vérité et la tromperie, le bien et le mal. La tragédie de la guerre actuelle est que le langage même des valeurs spirituelles est menacé, car la Russie et d’autres régimes autoritaires utilisent ce langage pour persuader le cœur des gens de commettre de terribles péchés: ‘ils auront des apparences de piété, mais rejetteront ce qui fait sa force’ (2 Tm. 3, 5). Par exemple, le concept de “lutte spirituelle “a acquis une signification déformée en Russie et a été discrédité au moment où la confrontation spirituelle avec le mal devient presque le seul moyen de sauver l’humanité.

22. La manipulation idéologique de la doctrine du “monde russe “entraîne non seulement des pertes idéologiques mais aussi pastorales. En prétendant défendre les intérêts du peuple russe et en le plaçant au-dessus des autres peuples, cette doctrine le laisse en réalité sans soins pastoraux. En effet, au lieu d’entendre la voix de Dieu, les âmes des Russes entendent la voix du César terrestre, devenant ainsi vulnérables aux démons de l’histoire russe. Ainsi, sur le plan spirituel, les fidèles de cette Église sont laissés à eux-mêmes.

III. Résistance non violente

23. En regardant le Christ et en suivant les encouragements de Ses disciples et apôtres, de nombreux premiers chrétiens ont choisi une voie spirituelle, désormais décrite comme une résistance non violente. Ils étaient convaincus que l’exemple de pardon et de miséricorde donné par Jésus, Son refus de protéger Sa vie par le biais d’une résistance physique, est un appel éthique qui exclut une vie de disciple qui accepte de verser le sang. C’est le chemin emprunté par les anciens princes de Kyiv, Borys et Hlib, refusant de s’engager dans la lutte dynastique et de se défendre par des moyens violents (cf. Mt 26:52). Pour cet exploit spirituel, l’Église de Kyiv les a déclarés parmi les premiers saints de la terre de Kyiv.

24. Tout au long de l’histoire, cette forme d’opposition à l’agression a pris différentes formes et incarnations pratiques. En particulier, au Moyen ge, des appels ont été lancés par ceux qui cherchaient à renouveler l’Église pour qu’elle revienne à l’abstinence “pré-constantinienne “de toute forme d’autodéfense impliquant l’utilisation d’armes. Les mouvements non violents du vingtième siècle sont également très connus aujourd’hui.

25. Dans la Constitution pastorale sur l’Église dans le monde moderne ‘Gaudium et Spes’ les Pères du Concile Vatican II, ont affirmé: “Poussés par le même esprit, nous ne pouvons pas ne pas louer ceux qui, renonçant à l’action violente pour la sauvegarde des droits, recourent à des moyens de défense qui, par ailleurs, sont à la portée même des plus faibles, pourvu que cela puisse se faire sans nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté” [6]. Des idées similaires se retrouvent dans le Catéchisme de l’Église catholique [7]. Et dans le Catéchisme de l’Église gréco-catholique ukrainienne ‘Le Christ, notre Pâque’, nous lisons: “La guerre est un crime contre la vie, car elle apporte avec elle la souffrance et la mort, le malheur et l’injustice. La guerre ne peut être considérée comme un moyen de résoudre les questions conflictuelles. À cet effet, d’autres moyens existent, conformes à la dignité humaine: le droit international, un dialogue honnête, la solidarité entre les États, la diplomatie” [8]. Ainsi, depuis le temps de ce Concile, l’Église souligne le droit de chaque personne à faire des choix moraux et à discerner dans des circonstances de guerre.

26. Cette tradition de résistance non violente est devenue une partie importante de l’expérience spirituelle de l’humanité, mais elle ne peut pas être considérée comme la seule ayant une légitimation évangélique. Saint Augustin a justement fait remarquer: “Si l’enseignement chrétien considérait toutes les guerres comme un péché, alors aux soldats qui demandaient des conseils sur la façon de sauver leur âme, l’Évangile aurait répondu qu’ils devraient abandonner leurs armes et refuser le service militaire. Mais on leur a dit de ne jamais recourir à la violence et à la tromperie et de se contenter de leur solde” [9] (cf. Luc 3, 14). En d’autres termes, le service militaire doit être un service de paix et de justice pour le bien commun.

27. L’Évangile est pacifique et promoteur de la paix, mais il n’est pas pacifiste (au sens moderne de ce terme). Il n’abolit pas le devoir de l’État de protéger la vie et la liberté de ses citoyens. Après tout, selon le saint apôtre Paul, l’État “ce n’est pas pour rien que l’autorité détient le glaive. Car elle est au service de Dieu: en faisant justice, elle montre la colère de Dieu envers celui qui fait le mal “(Rm 13:4). La personne a droit à un procès équitable, à la légitime défense, à l’inviolabilité de sa santé et de sa vie. La tâche de l’État est de fournir toutes les conditions nécessaires à l’exercice de ces droits. C’est pourquoi Dieu a donné à l’État le pouvoir de faire cesser la violence, de protéger les innocents, de maintenir la paix et de soumettre les criminels à la justice. C’est dans ce but qu’il existe des structures de pouvoir et des forces armées. Nous devons faire la distinction entre la force et la violence, car tout usage de la force n’est pas forcément de la violence. L’État doit veiller à un jugement équitable, car sa mission est d’assurer l’affirmation de la justice. Si l’État incite les gens à faire ce qui va à l’encontre de leur conscience, alors nous devons nous guider par ce que l’Écriture enseigne: “Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes! “(Ac 5, 29) [10].

28. Il est extrêmement important de comprendre les paroles de Jésus sur le fait de présenter l’autre joue (Mt 5, 39) et d’aimer ses ennemis (Mt 5, 44) dans un contexte approprié. Nous pouvons pardonner les insultes personnelles, mais nous n’avons pas le droit de rester silencieux face à la violence dirigée contre d’autres personnes. De plus, les Écritures montrent que les personnes offensées n’ont pas gardé le silence lorsque des actes de violence ont été commis à leur encontre. Par exemple, Jésus a dit: “Pourquoi me frappes-tu? “, et saint Paul a mis en garde son agresseur: ‘C’est Dieu qui va te frapper, espèce de mur blanchi!’ (Ac 23, 3). Le pardon ne signifie donc pas l’approbation tacite des actes de l’offenseur et la soumission au mal, mais leur dépassement par la puissance du Christ. Il témoigne simplement du fait que le chrétien confie à Dieu le rétablissement de la justice, car: ‘C’est à moi de faire justice, c’est moi qui rendrai à chacun ce qui lui revient, dit le Seigneur’ (Rm 12, 19).’

29. Les pacifistes contemporains, ignorant complètement les bases évangéliques de l’objectivité de la Vérité, voient souvent la paix comme le fruit d’un apaisement du mal ou d’un compromis avec celui-ci. Cependant, en 1979 en Irlande, le saint pape Jean-Paul II affirmait que la paix est le résultat du respect des “principes éthiques” [11]. Cela correspond entièrement à la tradition prophétique: “L’œuvre de la justice sera la paix, et la pratique de la justice, le calme et la sécurité pour toujours “(Is 32, 17). En 1981, ce même pape exprimait sa conviction que ‘les guerres surviennent à la suite d’invasions ou en raison de l’impérialisme idéologique, de l’exploitation et d’autres formes d’injustice’ [12].

30. Pour atteindre une paix apparente, les pacifistes sont souvent prêts, consciemment ou inconsciemment, à exonérer les promoteurs de la paix de toute responsabilité. Les arguments varient et sont parfois même très moraux, comme le désir d’éviter de nouvelles pertes humaines. Cet argument est souvent évoqué dans le contexte de l’agression à grande échelle de la Russie contre l’Ukraine. Les créateurs d’une fausse paix devraient méditer sur les paroles de l’apôtre Paul: “Quand les gens diront: “Quelle paix! Quelle tranquillité! “, c’est alors que, tout à coup, la catastrophe s’abattra sur eux… “(1 Th 5, 3). Car l’agresseur en arrive à la conclusion que sa violence devient son droit légitime, et il cherche par tous les moyens à faire reconnaître ce “droit au crime “sous prétexte de légitimation des intérêts géopolitiques et de leur justification. Le manque de condamnation appropriée et de résistance de la part de la communauté mondiale et des leaders religieux crée l’illusion de la réussite d’un tel modèle de comportement pour tout un État. Ce modèle, qui non seulement ne rencontre pas de résistance juste, mais se propage rapidement comme un modèle légitime dans les relations internationales. La force du droit international est remplacée par le droit aveugle du fort. Au lieu de respecter la dignité et l’inviolabilité de la souveraineté d’un sujet du droit international, des “droits exclusifs “et particuliers des acteurs mondiaux contemporains sont affirmés. Ces acteurs se présentent dans les relations internationales comme ayant le droit de ‘patronage’ sur d’autres États souverains ou même de déclarer directement la perte du droit à l’existence d’un certain État et de sa population. De cette manière, la confiance envers le droit international et en tout accord de paix international qui s’y appuie est sapée. La coopération internationale s’éteint, la confiance mutuelle disparaît, le monde commence à s’armer et plonge de plus en plus profondément dans une atmosphère de peur, de menaces mutuelles et d’ultimatums. Cette manière d’imposer des relations interétatiques d’aujourd’hui, lorsque la souveraineté des sujets du droit international est sacrifiée au prétexte d’apaiser les prétentions de certaines puissances mondiales, rappelle fortement le climat international en Europe et dans le monde avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce contexte historique, le geste prophétique de l’Ukraine il y a trente ans — son refus de posséder des armes nucléaires — a été suivi de la confiance accordée aux signataires du Mémorandum de Budapest. Cet accord international, conclu le 5 décembre 1994 entre l’Ukraine, la Russie, la Grande-Bretagne et les États-Unis, garantissait la sécurité de l’Ukraine en relation avec l’acquisition de son statut non nucléaire. Ce geste prophétique représente la confiance en la force du droit international de la part du peuple chrétien et une manifestation de ses aspirations nationales pour une sécurité et une paix juste. Ce geste mérite aujourd’hui une attention particulière et une réflexion contemporaine.

31. Parmi les principales raisons de l’adhésion croissante aux idées du pacifisme, on trouve également de plus en plus la grande menace d’une guerre impliquant des armes nucléaires. Souvent, au lieu de déclarer l’inadmissibilité d’une telle guerre et de chercher des moyens de s’en abstenir collectivement, on peut aujourd’hui entendre des théories sur les “limites légitimes de l’autodéfense “des États non nucléaires et sur une “capitulation légitime “afin d’éviter d’éventuelles pertes. Cependant, est-il vraiment possible d’empêcher cela en déposant les armes devant un agresseur? C’est une question qui se pose vivement dans le contexte de l’agression russe contre l’Ukraine, et la réponse à cette question doit être apportée par l’ensemble de la communauté mondiale. Le fait que la Russie évite par hypothése d’assumer la responsabilité d’une violation criminelle du droit international et d’une attaque contre un État souverain ne fera qu’accélérer la prolifération des États nucléaires sur la planète. Maintenant, après le début de l’agression à grande échelle de la Russie contre l’Ukraine, les États non nucléaires ressentent plus que jamais leur vulnérabilité totale face aux détenteurs d’ogives mortelles. Et compte tenu de l’occupation et des tirs de la Russie sur les centrales nucléaires ukrainiennes, la situation devient encore plus sombre. Comment peut-on parler aujourd’hui de sécurité internationale lorsque un État, qui est membre du Conseil de sécurité de l’ONU et possède l’un des plus grands potentiels nucléaires de la planète, représente lui-même une menace envers cette sécurité pour atteindre ses objectifs agressifs et recourt à un chantage nucléaire flagrant envers la communauté internationale tout entière? À propos de ce comportement brutal, le prophète Michée écrivait: “S’ils convoitent des champs, ils s’en emparent; des maisons, ils les prennent; ils saisissent le maître et sa maison, l’homme et son héritage “(Mi 2, 2).

32. Le respect du Décalogue est une condition préalable à une société juste, et la guerre est une violation flagrante des commandements de Dieu. Comme l’affirme la constitution ‘Gaudium et Spes’ précitée, “toute action militaire visant à la destruction totale de villes entières ou de grandes régions avec leur population est un crime contre Dieu et contre l’humanité, un crime qui doit être condamné avec détermination et sans délai” [13]. La communauté humaine peut-elle laisser sans condamnation ni responsabilité le génocide du peuple ukrainien perpétré par l’armée russe à Bucha, Borodianka, Irpin, Marioupol et dans de nombreuses autres régions occupées de l’Ukraine? Qui défendra les victimes et leurs familles? L’appel actuel des Ukrainiens à la communauté internationale pour que justice soit faite est pleinement soutenu par l’Église, qui a toujours fait et continue de faire un choix en faveur des offensés. Cela résume la quintessence de son mandat reçu du Seigneur Jésus-Christ et de sa vigilance face à l’injustice qui ne vient pas seule: ‘Qui conçoit le mal et couve le crime enfantera le mensonge.’ (Ps 7, 15).

IV. Guerre défensive et défense légitime

33. Depuis les temps de saint Ambroise de Milan (340–397) et de saint Augustin (354–430), en raison des conditions réelles du monde pécheur dans lequel nous vivons, l’Église a suivi le principe aujourd’hui connu sous le nom de la théorie de la guerre juste. Cette approche exclut toute agression non provoquée et toute utilisation non motivée de la force, tout en énonçant des règles de conduite en temps de guerre.

34. Tout au long de l’histoire, de nombreux penseurs chrétiens ont réfléchi sur ces principes. La présence évidente du mal dans l’histoire a incité à la prise de conscience que la défense de son prochain et de sa propre survie implique la nécessité de faire face à l’agression armée. En réfléchissant à l’expérience de la Première Guerre mondiale, le vertueux métropolite Andreï Sheptytsky a parlé du droit du peuple à l’autodéfense et de ‘la défense admissible de sa propre terre, de sa propre famille et de son propre foyer’ [14]. Afin que la défense ne se transforme pas en violence et réponde aux critères de proportionnalité de cette autodéfense, certains principes de la guerre défensive juste — ou, comme on le dit aujourd’hui, les principes de la légitime défense — ont été élaborés. Le progrès scientifique et technique, qui a entraîné le développement de nouvelles armes plus dangereuses et donc de nouvelles menaces, ainsi que l’émergence de nouvelles formes d’organisation sociale, ne pouvaient pas ne pas influencer l’évolution de la théorie de la justice dans une telle guerre. Le processus de réévaluation de certains de ses aspects a été particulièrement actif après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le pape Pie XII (1939–1958) considérait les guerres défensives comme justes et soulignait que les autres nations ont le devoir de ne pas abandonner dans le besoin un pays attaqué. Les Pères du Concile Vatican II, dans la constitution “Gaudium et Spes “, affirmaient que ‘aussi longtemps que le risque de guerre subsistera, qu’il n’y aura pas d’autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique’ [15].

35. Après la Seconde Guerre mondiale et la création des Nations Unies, le droit international cesse d’utiliser le concept de ‘guerre juste’ et passe à une interdiction totale de la guerre. Selon la Charte des Nations Unies, l’utilisation de la force armée contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État est considérée comme illégale, et tous les différends entre États doivent être résolus pacifiquement de manière à ne pas menacer la paix et la sécurité internationales ainsi que la justice [16]. Plus tard, dans la Résolution 3314 (XXIX) ‘Définition de l’agression’, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 14 décembre 1974, il a été précisé que aucune considération d’ordre politique, économique, militaire ou autre ne peut justifier un acte d’agression [17].

36. L’utilisation de la force est autorisée uniquement par décision du Conseil de sécurité des Nations Unies dans la mesure où cela est nécessaire pour soutenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales, ou en cas de légitime défense contre une attaque armée. Ainsi, la Charte des Nations Unies stipule que le droit à la légitime défense individuelle ou collective contre une attaque armée est inhérent, et la Charte elle-même ne limite en aucune manière ce droit fondamental [18].

37. Le Sainte Pape Jean XXIII cherchait à recentrer les discussions sur les questions de guerre et de paix autour de la construction de la paix, tout en ne niant pas le droit des nations à l’autodéfense en cas d’attaque non provoquée [19]. Ainsi, l’Église se distancie de la pratique du pacifisme naïf, qui se transforme souvent en aveuglement moral dans la distinction entre le bien et le mal. De plus, le pape Saint Paul VI mettait en garde contre “les pièges d’un pacifisme tactique, qui endort l’adversaire à abattre ou désarme dans les esprits le sens de la justice, du devoir et du sacrifice” [20].

38. L’Église catholique enseigne que la défense armée légitime contre un agresseur injuste, ainsi que la guerre en général, est toujours le dernier recours d’une partie en danger. C’est ce que souligne le catéchisme de l’EGCU “Le Christ est notre Pâque “: ‘Le recours à la force militaire ne peut être autorisé qu’en cas d’extrême nécessité, comme moyen de légitime défense, et le soldat chrétien est toujours un défenseur de la paix’ [21]. Et le Catéchisme de l’Église catholique précise les éléments d’une guerre défensive juste: ‘Il faut considérer avec rigueur les strictes conditions d’une légitime défense par la force militaire. La gravité d’une telle décision la soumet à des conditions rigoureuses de légitimité morale. Que le dommage infligé par l’agresseur à la nation ou à la communauté des nations soit durable, grave et certain; que tous les autres moyens d’y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces; que soient réunies les conditions sérieuses de succès, que l’emploi des armes n’entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer’ [22], c’est-à-dire lorsque les négociations, l’arbitrage, les compromis et d’autres voies ont échoué. En tant que créature rationnelle, l’homme est tenu, dans la mesure du possible, de prendre des décisions en faisant preuve de bon sens et en se basant sur les lois, plutôt que d’utiliser la force. Pour que la défense soit juste, il faut se souvenir de la sécurité des civils. Cette défense a toujours un objectif clairement défini — une paix juste, plutôt que la destruction totale du peuple ennemi, de son économie ou de ses institutions politiques. Pour atteindre une paix juste, il faut utiliser des moyens limités et proportionnés: les armes et la force doivent être réduites à une nécessité définie pour repousser l’agression et arrêter les attaques futures.

39. Dans l’encyclique “Fratelli Tutti “, le Saint-Père François met en garde contre une “interprétation trop large “du droit à la légitime défense, que certains pourraient utiliser pour des attaques “préventives “ou des actions qui engendrent plus de mal que ce qui est nécessaire à éliminer. Il ajoute également que ‘aujourd’hui, il est très difficile de choisir les critères élaborés au cours des siècles passés pour affirmer la possibilité de la ‘guerre juste’.’ C’est une observation pertinente compte tenu de la manière dont la propagande russe justifie l’agression contre l’Ukraine. Cependant, cette manipulation de la part de la Russie ne témoigne-t-elle pas de la nécessité d’élaborer des critères encore plus clairs et plus précis en matière de légitime défense, qui rendraient impossibles les tentatives de l’agresseur de se faire passer pour une victime?

40. Dans le contexte de l’enseignement de l’Église catholique, les forces de sécurité et de défense de l’Ukraine exercent une légitime défense légale de l’État et du peuple. Aujourd’hui, il ne manque pas de preuves que la Russie n’a en aucune manière cherché à résoudre ses conflits avec l’Ukraine autour d’une table des négociations en tant que partenaire égal et souverain. L’agresseur rejette le droit même à l’existence du peuple ukrainien et de son État en tant que sujet de droit international, refusant la possibilité de dialoguer et de s’entendre avec une Ukraine souveraine. Il est impossible de “dialoguer avec quelqu’un qui n’existe pas “, répète constamment la propagande russe. Selon l’idéologie russe contemporaine du rashisme mentionnée ci-dessus, la “question ukrainienne “doit être résolue une fois pour toutes par la destruction totale de tout ce qui est ukrainien. Depuis 2014, la Russie a mené des actes d’agression non provoqués contre l’Ukraine, d’abord en occupant la péninsule de Crimée, puis en lançant une guerre par procuration dans le Donbass. En 2022, elle a commencé une invasion à grande échelle et, en utilisant un large éventail d’armements, détruit impitoyablement l’infrastructure civile, terrorise et tue la population civile. L’armée ukrainienne fait face à une machine de guerre extrêmement puissante, utilisant tout le spectre des armements modernes, et de surcroît, elle menace périodiquement de lancer une frappe nucléaire contre un pays non nucléaire auquel la sécurité et le territoire ont été garantis en signant le Mémorandum de Budapest en 1994.

V. Neutralité en temps de guerre

41. La neutralité peut en effet être le résultat d’un jugement et d’une analyse judicieux. Il existe des situations dans lesquelles un pays ne veut pas aggraver un conflit en raison de son implication dans celui-ci, ou souhaite jouer un rôle de médiateur entre les parties en conflit. Cependant, cette neutralité a ses pièges: il y a une limite au-delà de laquelle une telle position devient une trahison de ses propres valeurs et principes et fait le jeu du méchant. Si elle [la neutralité] est due à l’indifférence, à la lâcheté ou à une attitude partiale ou intéressée, elle devient un choix moralement erroné plutôt que la manifestation d’une compréhension profonde des causes et des conséquences d’un conflit (cf. Pr 24,11–12; Mt 12,30; Jc 4,17; Ap 3,15–16).

42. Ayant en tête de telles situations, le pape Pie XII a souligné dans son message de Noël 1948 que, en cas d’agression injuste, “la solidarité de la famille des peuples interdit- aux autres de se comporter comme de simples spectateurs dans une attitude d’impassible neutralité”, et il a ajouté qu’il était impossible de mesurer les dommages “déjà occasionnés dans le passé par une telle indifférence envers la guerre d’agression”, et que cette position “encourage l’assurance de ceux qui préparent l’agression” [23].

43. Pendant la guerre, la neutralité doit être abordée avec une compréhension subtile des aspects éthiques et moraux. Il peut y avoir un désir légitime de prévenir davantage l’effusion de sang ou de favoriser une résolution diplomatique du conflit. Cependant, la neutralité ne doit pas s’étendre au point où elle devient une approbation passive de l’injustice et des crimes. Il existe un impératif moral de s’opposer à l’agression injuste contre n’importe quel pays et de défendre les valeurs sur lesquelles repose la communauté internationale. Les leçons de l’histoire, soulignées par le pape Pie XII, rappellent vivement que l’indifférence aux actes d’agression peut avoir des conséquences graves. Les nations sont tenues d’évaluer les limites de leur neutralité politique, qui ne peut pas devenir morale, sinon elle se transformera en trahison des valeurs et des principes fondamentaux. En de tels moments critiques, la communauté internationale doit dépasser la simple impartialité et œuvrer activement en faveur de la justice, de la paix et de la préservation de la dignité humaine.

44. L’agression russe contre l’Ukraine n’est pas une lutte pour un territoire contesté: c’est une attaque contre le droit international et un crime contre la paix. La guerre actuelle en Europe est un conflit identitaire à somme nulle, les Ukrainiens cherchant à préserver l’indépendance de leur État et le droit d’être Ukrainiens, tandis que les Russes cherchent à priver les Ukrainiens de leur droit d’exister en tant que tels et à faire revivre leur empire. Les atrocités commises par l’armée russe contre la population civile, observées par le monde entier pratiquement en temps réel, sont une violation brutale de la dignité humaine et un crime de niveau génocidaire. Maintenir une apparence de neutralité dans une telle situation est une trahison des valeurs de respect du droit international, de justice et de dignité humaine. Il s’agit d’une position fondée sur des intérêts, et non sur des principes.

45. La neutralité artificielle et formelle pousse beaucoup à interpréter les deux parties en conflit de manière symétrique, comme étant politiquement et moralement égales, ignorant les véritables causes de cette guerre et ses circonstances, ce qui la condamne à l’échec éthique. Cette défaite est également déterminée par le fait que la guerre russo-ukrainienne diffère radicalement des conflits militaires traditionnels. Dans cette situation, il est impossible de maintenir une neutralité morale; au contraire, il faut faire le choix en faveur des valeurs: “Nul ne peut servir deux maîtres “(Mt 6,24).

46. Bien sûr, dans le monde, il y a des pays qui, en raison de leur trajectoire historique particulière ou de la spécificité de leur rôle dans la communauté internationale, déclarent une neutralité permanente en cas de conflits armés et suivent donc de manière cohérente les principes auxquels leur statut les engage. Parmi ces États, le Saint-Siège occupe une place particulière, sa neutralité positive consistant à ne pas se limiter à l’observation, mais à chercher à promouvoir le dialogue entre les parties en conflit. Dans le service de la paix et de la coopération internationale, il est nécessaire de distinguer deux types de neutralité: la neutralité diplomatique et la neutralité morale. Cependant, dans les actions du Saint-Siège, nous ne percevons en aucun cas une neutralité morale. Par exemple, dans le cas de l’agression injuste de la Russie contre notre patrie, il distingue clairement l’agresseur et la victime de son attaque et soutient toujours la personne qui est devenue cette victime, le peuple ukrainien.

47. En même temps, la tradition millénaire du rôle du Souverain Pontife en tant qu’arbitre suprême du monde chrétien, c’est-à-dire la position de “ne pas prendre parti “pour les parties en état de guerre, a permis et permet au Vatican de jouer un rôle important, parfois décisif, dans la résolution de nombreuses situations conflictuelles dans le monde entier, ainsi que de faciliter la création de canaux d’échange de prisonniers et d’alléger les souffrances de la population civile.

48. L’importance de cette médiation ne peut être surestimée dans le contexte de l’agression actuelle de la Russie contre l’Ukraine, alors que de nombreuses mères et épouses se souviennent avec gratitude du rôle du Saint-Père dans la libération de soldats capturés ou d’enfants déportés. Ces faits deviennent particulièrement révélateurs lorsque les efforts de médiation diplomatique de l’évêque de Rome sont harmonieusement combinés avec le langage de la foi, guérissant les blessures humaines avec cette parole de vérité, comme ce fut le cas, par exemple, le 8 janvier 2024, lors d’une réunion du pape François avec le corps diplomatique accrédité auprès du Saint-Siège. À cette occasion, le pape a rappelé aux participants que c’était la Russie qui avait déclenché une guerre agressive contre l’Ukraine et a souligné que les crimes de guerre appellent une réponse appropriée de la part de la communauté internationale [24].

V. La finalité de la défense légale est la paix juste.

49. En adressant cette lettre à toutes les personnes de bonne volonté, nous tenons à souligner que notre devoir chrétien et citoyen est de protéger la vie de nos proches, en particulier des enfants, des femmes et des personnes âgées. Nous devons le faire de la manière la plus courageuse et radicale possible, en prenant les armes et en étant prêts à sacrifier notre propre vie pour cela, comme Jésus l’a enseigné: “Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. “(Jn 15, 13). Nous nous trouvons dans une situation où nous devons défendre les gens contre des inhumains.

50. Dans l’éthique chrétienne, la paix juste signifie plus que simplement vaincre l’agression. L’éthique de la guerre juste, prédominante dans la réflexion chrétienne sur les questions de guerre et de paix, s’est formée au Moyen ge, lorsque l’Église a appliqué le concept de justice — la quête constante de rendre à chacun son dû. Ce concept est devenu la base du droit international moderne, où il signifie les droits des nations et des peuples à l’indépendance. Les racines de la compréhension de la justice se trouvent dans la Bible, où elle désigne des relations justes et globales exprimées par les termes hébreu ‘tsadiq’ et grec ‘dikaiosyne’. Cette justice est en accord avec les droits et la loi, mais elle est plus large car elle inclut également des vertus telles que la générosité et la miséricorde. Elle atteint son apogée dans la réconciliation de Dieu avec le monde à travers la croix et la résurrection, que l’apôtre Paul appelle la justice de Dieu (cf. Rm 3, 21–26; 2 Co 1, 6).

51. Les Ukrainiens souhaitent évidemment que la guerre prenne fin le plus rapidement possible et que la paix tant attendue s’installe. Les saints Augustin et Thomas d’Aquin pensaient que le but d’une guerre juste était une paix juste. Le pape Paul VI a repris cette thèse lors de la Journée de la paix en 1972 [25]. Cependant, la fin de la guerre n’est pas une véritable paix si elle signifie la fin de l’Ukraine.

52. L’objectif de la défense légitime de son propre peuple et de son propre État est d’assurer une paix juste pour toutes les parties; la vengeance, la conquête, le gain économique et l’asservissement sont donc inacceptables. Une paix juste ne peut être ni “l’apaisement “de l’agresseur, ni la “paix minimale “, qui implique la reconnaissance des territoires occupés par l’agresseur. Une telle paix [juste] doit être durable et inviolable, avec le rétablissement des principes du droit international. Elle implique non seulement la défaite de l’agresseur et la restauration de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, mais aussi des mesures visant à rétablir des relations correctes entre l’Ukraine et la Russie et à guérir les blessures causées par la guerre: divulgation de la vérité et reconnaissance des criminels, tribunaux pénaux internationaux, réparations, excuses politiques et pardon, mémoriaux, nouvelles constitutions et forums de réconciliation locaux.

53. Afin de parvenir à une paix juste en Ukraine, les églises chrétiennes, les organisations internationales et les institutions politiques doivent être en mesure d’utiliser une rhétorique très claire pour condamner l’agression militaire et les actes génocidaires de la Russie contre l’Ukraine, et veiller à ce que les criminels de guerre soient poursuivis. Le mal impuni continue de causer encore plus de dégâts.

54. Les nombreuses victimes causées par la Russie en Ukraine tout au long de son histoire, notamment au XXe siècle, ainsi qu’après l’invasion à grande échelle du 24 février 2022, doivent être au centre de l’attention de la communauté internationale afin de donner une évaluation adéquate à ces méfaits continus.

55. L’agression de la Russie en Ukraine a forcé le monde à vivre de nouvelles expériences et de nouveaux traumatismes semblables à ceux que l’humanité a connus pendant la Seconde Guerre mondiale. Les terribles conséquences de cette invasion russe doivent être traitées dès maintenant et prises en compte dans le cadre du renforcement de l’architecture de sécurité de l’Ukraine et du monde. Cette architecture de sécurité globale et durable devrait être basée sur les principes d’une paix juste, et les efforts des Etats, des organisations internationales et des Eglises chrétiennes devraient être orientés dans ce sens.

Conclusion

56. “Il y a un temps pour jeter des pierres, et un temps pour les ramasser “— a dit l’Ecclésiaste (3, 5), et notre époque le confirme. Le régime actuel en Russie s’est engagé dans un démantelement de la récente structure de la sécurité internationale, à redessiner le monde et à établir ses propres règles. Les institutions et mécanismes internationaux qui ont maintenu cet ordre se retrouvent aujourd’hui impuissants face aux assauts des destructeurs de cet ordre.

57. Tout cela n’a pas seulement été un choc pour la communauté internationale, mais aussi un défi pour l’Église du Christ. En effet, ses enseignements qui, à l’initiative des démocrates chrétiens d’Europe, ont défini le paradigme du développement de sa civilisation pacifique pendant un demi-siècle, se sont largement adaptés aux règles conventionnelles. Aujourd’hui, nous devons nous rappeler que l’Évangile n’est pas tant un ensemble de postulats à partir desquels se construit la doctrine chrétienne que la parole de Dieu, qui nous encourage à renouveler éternellement notre esprit et à repenser les réalités de ce monde.

58. Le même Ecclésiaste nous rappelle: “Il y a un temps pour se taire et un temps pour parler “(3, 7). Il y a donc un temps où l’Église parle d’une voix pastorale, accomplissant le commandement du Seigneur: ‘Sois le pasteur de mes brebis’ (Jn 21,16–17). Il y a un temps où l’Église parle d’une voix d’enseignant, donnant des instructions: ‘Allez! De toutes les nations faites des disciples’ (Mt 28, 19). Et il y a un temps où l’Église doit parler d’une voix prophétique, donnant aux malades une lueur d’espoir sur la manière de vaincre le mal: “Eux-mêmes l’ont vaincu par le sang de l’Agneau, par la parole dont ils furent les témoins; détachés de leur propre vie, ils sont allés jusqu’à mourir “(Ap 12,11). Nous, chrétiens, devons beaucoup prier pour que la voix prophétique de l’Église du Christ devienne convaincante.

59. L’Ukraine est devenue le foyer des changements mondiaux et subit aujourd’hui des épreuves terrifiantes. Le mal est réel — nous en avons vu le visage. Les voix des innocents tués et impitoyablement torturés, brutalement violés et déportés de force crient à la conscience du monde. Les Ukrainiens ne remettent pas en question l’importance d’évaluer sobrement les menaces et d’examiner attentivement les démarches politiques. Cependant, il est tout aussi important de préserver la capacité de regarder les événements actuels à travers les yeux des victimes.

60. Le monde n’a pas réussi à arrêter le tyran de Moscou et à le mettre en garde, car “le péché est accroupi à ta porte. Il est à l’affût, mais tu dois le dominer “(Gn 4,7). Aujourd’hui, alors que le génocide se déroule en ligne, c’est le moment opportun de dire ouvertement à ce tyran qu’il a attiré sur lui la malédiction du Ciel, se condamnant à devenir ‘errant et vagabond sur la terre’ (cf. Gn 4, 12).

61. Comment les chrétiens du monde entier doivent-ils agir aujourd’hui? Avant tout, il est nécessaire de prendre conscience de la nature mondiale de la menace actuelle et de promouvoir et développer la force du droit international équitable. Il est faux de croire que cette guerre est simplement un conflit local entre deux nations, et qu’en les réconciliant, on pourra revenir au confort habituel. Aujourd’hui, toutes les valeurs de la civilisation humaine sont menacées.

62. La Russie utilise depuis de nombreuses années la guerre hybride comme instrument pour atteindre ses objectifs impériaux et humanophobes. Cette guerre hybride comprend la création de dépendance économique dans certains pays, la guerre de l’information par le biais de la propagation de la propagande et de faux, la corruption des dirigeants d’organisations internationales et des politiciens, ainsi que l’intimidation et la destruction de ses propres citoyens dissidents qui ont réussi à émigrer dans d’autres pays. L’objectif de la Russie est de créer des menaces et du chaos, pour ensuite annexer les territoires d’autres pays ou leur proposer son “aide “afin d’obtenir le contrôle sur eux. Cette politique perfide et destructrice exige de la communauté mondiale une reconnaissance rapide des menaces mondiales et une évaluation morale claire de la part de l’Église.

63. En lançant une guerre hybride contre l’Ukraine, la Russie a véritablement défié l’ensemble du monde civilisé. Elle l’a tellement perturbé que de nombreuses personnes ont cessé de distinguer la vérité du mensonge, et par conséquent, le bien du mal. Sous nos yeux, une terrible substitution a lieu: le mal se pare des habits du bien, tandis que le bien est étiqueté d’une marque infernale. Dans un tel monde déformé, il sera impossible d’éviter ou d’arrêter la guerre. Les déclarations verbales floues et le langage politique confus seront impuissants, et la neutralité diplomatique sans fondements et repères éthiques clairs se transformera progressivement en relativisme moral, voire en faiblesse, empêchant déjà de nombreux politiciens du monde civilisé de reconnaître l’agression des forces russes en Ukraine comme un génocide du peuple ukrainien, car cela exigerait leur intervention. Actuellement, de nombreux chrétiens appartenant à la génération postmoderne du monde occidental ne voient tout simplement pas le génocide du peuple ukrainien et n’entendent pas les appels des victimes, mais afin de ne pas perdre la face, ils continuent d’exprimer leur préoccupation et leur profond désarroi.

64. Tout cela ne peut être surmonté que par une proclamation claire et nette de la Vérité évangélique. Si la société contemporaine — une société de “l’ère de la post-vérité “— ne reconnaît pas la vérité objective, elle se transformera progressivement en un “monde de la post-justice “. Si la société contemporaine ne développe pas et n’affirme pas la justice sociale sur la base des principes fondamentaux tels que la dignité humaine, la sainteté et l’inviolabilité de la vie humaine, le bien commun et la solidarité, elle risque de se retrouver dans des sociétés où le concept de droit est remplacé par celui d’intérêts particuliers ou de groupes criminels. Dans de tels environnements, le droit du plus fort prévaut sur la primauté du droit, la loi n’est pas la même pour tous, et les fondements du droit international ainsi que l’inviolabilité de la souveraineté des États deviennent des victimes des intérêts géopolitiques et économiques des puissances mondiales contemporaines.

65. La voix de l’éternelle vérité évangélique, son incarnation dans les relations sociales et internationales, a sa propre histoire unique dans la tradition de l’Église de Kyiv et dans notre tradition millénaire de construction de l’État. Cette vérité et justice éternelles se reflètent à la lumière de notre Sainte-Sophie — Sagesse divine, matrice immuable du développement du peuple ukrainien et de l’État natal. Elle sont formulées de manière précise comme guide pour les relations sociales et internationales dans la devise millénaire ‘Ne laissez pas les puissants détruire l’homme!’ tirée de l’immortel ‘Enseignement aux enfants’ du prince Vladimir Monomaque de Kiev. ‘Ne laissez pas les puissants détruire l’homme!’ est l’appel de l’Église de Kyiv à la conscience du chrétien moderne et sa vision du développement de la doctrine sociale de l’Église concernant la justice et la paix dans le monde moderne. ‘Ne laissez pas les puissants détruire l’homme!’ est l’appel de l’Ukraine souffrante à la communauté mondiale pour qu’elle proclame les valeurs objectives de la construction sociale juste et de la coopération internationale.

66. Le juste métropolite Andreï Sheptytsky, pendant l’insanité de la Seconde Guerre mondiale, a appelé lors des synodes archiépiscopaux à une nouvelle compréhension des commandements de Dieu comme moyen de mettre en œuvre les principes vitaux de la vérité de la loi divine dans la construction d’une société juste. Car c’est seulement en restaurant l’action législative du Décalogue qu’on peut espérer le rétablissement de la paix divine. Sans cela, la nouvelle menace qui se dresse devant l’humanité pourrait être la dernière [26]. Cet appel est particulièrement pertinent dans le contexte de l’agression russe et de la situation actuelle.

67. “Jésus Christ, hier et aujourd’hui, est le même, il l’est pour l’éternité. “(He 13, 8). Le Seigneur souhaite que Ses disciples soient maintenant comme au début du christianisme, courageux dans leur fidélité à la vérité, ne fermant pas les yeux sur l’injustice flagrante en cherchant à obtenir un gain économique et à assurer leur tranquillité. La vie de Jésus, Son enseignement et Son action, sont un exemple et une lumière gracieuse pour nous sur la manière d’être de véritables êtres humains, créés à l’image de Dieu et portant en eux la puissance pacificatrice du Saint-Esprit. Ils témoignent de Sa gouvernance sage et juste dans le monde. Cet exemple est si pur et compréhensible qu’aucune diplomatie ou politique opportuniste qui ne tient pas compte de la dignité et des droits individuels ainsi que de chaque peuple ne peut le remplacer.

Que la Bénédiction du Seigneur soit avec vous!

Au nom du Saint Synode
de l’Église grecque-catholique ukrainienne
en Ukraine

† SVIATOSLAV

Donné à Kiev,
en la cathédrale patriarcale de la Résurrection du Christ,
le jour du repositionnement de notre saint père Constantin, le philosophe,
de Cyrille, le maître des Slaves, chez les moines;
Notre saint vénérable père Auxentius;
Le saint moine Maron, ermite et thaumaturge,
14 février 2024

[1] Lettre pastorale “À la jeunesse ukrainienne “, Lviv, 1932.

[2] Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1 a 2 ae, q. 92, art. 1, ob. 4; q. 105, art. 1; 2 a 2 ae, q. 50, art. 1, ob. 2; De reg. princ., lib. 1, cap. 1; lib. 3, cap. 7.

[3] Déclaration des théologiens orthodoxes du monde sur le “monde russe”, 13 mars 2022.

[4] Idem.

[5] Kyiv, 10 janvier 2024.

[6]

[7]

[8]

[9] Lettre 138, À Marcellin, p.15.

[10] Cf. Compendium du Catéchisme de l’Église catholique, paragraphe 503.

[11] Sermon de la messe, Droheda, 29 septembre 1979, n. 8.

[12] Discours à l’occasion de la Journée de la Paix, 1 er janvier 1981, paragraphe 8.

[13] P. 80.

[14]

[15] P. 79.

[16] Cf Art 2, p. 3 et 4.

[17] Cf. Art. 5, 1.

[18] Cf. Art 51.

[19] Cf. Encyclique sur l’établissement de la paix universelle dans la vérité, Pacem in Terris, 11 avril 1963.

[20] Discours à l’occasion de la Journée de la Paix, 1 er janvier 1968.

[21] P. 990.

[22]

[23] Discours radiodiffusé aux fidèles à l’occasion de Noël, 24 décembre 1948.

[24] Cf. Discours au corps diplomatique accrédité auprès du Saint-Siège, Cité du Vatican, 8 janvier 2024.

[25] Cf. Discours de la Journée de la Paix “Si vous voulez la paix, travaillez pour la justice”, 1 er janvier 1972.

[26] Voir Actes et résolutions des conseils de l’archidiocèse de Lviv de 1940 à 1943 sous la direction du métropolite Andreï Sheptytsky. Métropolite Andreï Sheptytsky, Winnipeg, 1984.